Inde : étude sur les classes multilingues

Ecrit le 25 nov 20 par Ianthi Maria Tsimpli, Amy Lightfoot
Langue d'enseignement

 

Dans de nombreux endroits du monde, les classes multilingues sont courantes. Dans la plupart des pays d’Asie du Sud, en Afrique de l’Ouest, de l’Est et australe, dans certaines régions d’Asie de l’Est et de plus en plus souvent en Europe, les enseignants travaillent avec des groupes d’élèves qui parlent des langues très diverses à la maison. Même lorsque le vecteur d’enseignement officiel à l’école est la langue nationale (ou, dans certains cas, d’autres langues comme l’anglais ou le français), de multiples langues sont en fait utilisées pour transmettre les enseignements et les apprentissages.

Les écoles indiennes sont un exemple classique de ce multilinguisme que vivent de nombreux élèves. Dans une même classe – en particulier dans les zones urbaines – peuvent se côtoyer 20 langues différentes parlées par les élèves à la maison et, souvent, l’enseignant utilise lui aussi une langue différente du vecteur d’enseignement officiel lorsqu’il est chez lui. Il est plutôt rare qu’un cours soit donné dans une seule langue, à l’exception peut-être de certaines écoles anglophones parmi les plus élitistes.

Les enseignants et universitaires font régulièrement état de cet usage hybride de la langue en classe, mais il existe relativement peu d’études qui ont cherché à quantifier cet usage ou à déterminer les meilleures méthodes qui sont appliquées ou pourraient être appliquées pour favoriser l’apprentissage par ce biais. 

Le projet MultiLiLa

Pendant quatre ans, l’Université de Cambridge a mené un projet nommé Multilinguisme et multilittératie (MultiLiLa) avec un consortium de partenaires en Inde et au Royaume-Uni afin de se pencher sur ces questions*. Les rapports de recherche finaux ont récemment été publiés, ainsi qu’une version résumée. Le projet visait à étudier le développement des aptitudes des enfants multilingues dans les écoles indiennes anglophones en comparaison avec les écoles utilisant un vecteur d’enseignement régional. Outre l’évaluation des compétences cognitives, de lecture-écriture et de calcul des apprenants, les cours de mathématiques et d’anglais étaient observés pour essayer de déterminer comment la langue est généralement utilisée en classe par les enseignants et les élèves. 

Les recherches ont été menées dans trois endroits en Inde (Delhi, le Bihar et Hyderabad) entre 2016 et 2020. Environ 2 500 apprenants ont été évalués à deux reprises, l’environnement linguistique des apprenants et des enseignants a fait l’objet d’enquêtes, et 104 leçons ont été observées dans les trois sites. Les observations portaient sur les cours de mathématiques et d’anglais. Dans chaque État, deux groupes d’établissements étaient observés : des écoles qui utilisaient officiellement la langue de l’État comme vecteur d’enseignement et d’autres qui utilisaient l’anglais. Nous avons voulu nous demander si les pratiques linguistiques habituelles variaient en fonction du lieu, de la discipline enseignée, et/ou des différents vecteurs d’enseignement employés.

Le mélange des langues en classe

Pendant toutes les leçons observées, les enseignants ont eu recours à diverses langues comme stratégie informelle en appui à l’apprentissage. Le « mélange des langues » (un concept parfois appelé alternance codique ou enseignement translangue) était plus fréquemment pratiqué que l’usage exclusif de la langue officielle d’enseignement. Nos conclusions révèlent l’omniprésence de cette pratique, en particulier dans les deux sites urbains examinés (Delhi et Hyderabad), ce qui illustre le caractère multilingue et multiculturel des groupes d’élèves ainsi que leurs besoins linguistiques dans le cadre pédagogique. De manière générale, le mélange des langues était prédominant pendant les cours d’anglais, que le vecteur d’enseignement soit l’anglais ou une langue régionale, mais il était moins courant pendant les cours de mathématiques.  

Nous savons que le mélange des langues peut être utilisé pour diverses raisons, notamment pour améliorer la compréhension de concepts, en raison de l’absence de termes équivalents, pour développer ou préserver l’identité, ou pour favoriser l’expression socioculturelle, pour s’adapter au niveau de la personne qui écoute ou de celle qui s’exprime dans l’une des langues utilisées, ou simplement, de manière pragmatique, parce qu’il est plus rapide d’expliquer quelque chose dans une langue que dans l’autre. Les enseignants ont tendance à passer d’une langue à l’autre pour toutes ces raisons. Cependant, selon nos observations, l’utilisation de ce mélange des langues est relativement peu structurée et une utilisation plus intentionnelle de l’enseignement translangue ou du mélange des langues pourrait être bénéfique pour le processus d’apprentissage. 

Les observations de classe dans le cadre du projet MultiLiLa ont également permis de constater que, dans la majorité des leçons observées, la pratique pédagogique était principalement centrée sur l’enseignant et n’encourageait pas les enfants à démontrer leur compréhension ou leurs compétences de manière constructive. Cette méthode du cours magistral devant le tableau a déjà été largement traitée par ailleurs. Cependant, nous pensons que pour favoriser les résultats d’apprentissage, il est tout aussi important de sensibiliser les enseignants à la manière dont les langues sont et peuvent être utilisées en classe que de renforcer leur aptitude à mettre en œuvre des méthodes permettant d’approfondir les apprentissages.

Les recherches menées par ailleurs nous montrent aussi que les enseignants ont souvent des sentiments assez contradictoires vis-à-vis de leur pratique des langues, car ils estiment que l’utilisation d’une autre langue que le vecteur d’enseignement officiel n’est pas vraiment légitime (et dans certains cas fortement déconseillée par l’administration de leur école) (voir par exemple Anderson et Lightfoot, 2018). Cette situation n’encourage guère les enseignants à réfléchir plus activement à la manière dont ils pourraient structurer l’utilisation des langues dans leurs cours.

Notre méthode

L’équipe du projet MultiLiLa a lancé un projet pilote visant à approfondir l’étude de ces questions avec un groupe d’enseignants d’Hyderabad. Comme l’écrit Heugh (2018, p. 11), « nous avons tout à gagner à légitimer cette pratique courante parmi les enseignants et les élèves, au lieu de stigmatiser cet usage linguistique authentique et dynamique ». 

La phase pilote comportait quatre volets principaux. Tout d’abord, nous avons créé un atelier avec 22 enseignants pour mieux comprendre leurs idées et leurs attitudes vis-à-vis de l’utilisation de plusieurs langues en classe. Nous avons également étudié diverses activités multilingues qui peuvent être proposées pour favoriser les interactions entre enseignant et élèves, et les enseignants ont élaboré des plans d’action adaptés à leur contexte spécifique. Ensuite, nous avons réalisé des entretiens téléphoniques et des observations en classe avec un groupe plus restreint de huit enseignants, afin de savoir et d’analyser dans quelle mesure les enseignants avaient réussi à appliquer leurs idées. 

Nous avons constaté que, globalement, ces enseignants travaillaient dans des contextes très variables, même au sein d’une même ville, en particulier du point de vue du milieu socioéconomique des enfants. L’emploi de la langue parlée à la maison dans une classe multilingue peut s’imposer pour des raisons très pratiques, à savoir pour faciliter l’apprentissage lorsque les niveaux dans la langue cible sont bas, ou dans un but plus éthique, afin de promouvoir la diversité et de renforcer l’identité linguistique des apprenants. 

Comme expliqué précédemment, il est important de mettre l’accent sur le choix et l’usage de la langue, tout en adoptant des pratiques pédagogiques centrées sur les apprenants. Nous avons observé que ces deux aspects de l’enseignement étaient étudiés et mis en œuvre par les participants au projet, même si le niveau de maîtrise des différentes langues par l’enseignant comme par les élèves est un facteur qui doit être pris en compte. Trouver des stratégies qui permettront à tous les enfants d’acquérir des connaissances essentielles tout en renforçant réellement les compétences linguistiques dans une classe à plusieurs niveaux est incontestablement un défi de taille, auquel de nombreux enseignants, en Inde et ailleurs, sont confrontés tous les jours.

Perspectives

Le mélange des langues est un point commun à toutes les classes observées à Delhi et Hyderabad. Cependant, les enseignants ne savent toujours pas précisément comment utiliser d’autres langues pour aider leurs élèves. Ils craignent d’ailleurs souvent de devoir demander la permission de le faire. Lorsque les compétences des enseignants dans la langue d’enseignement sont limitées, ils peuvent aussi avoir plus de mal à utiliser efficacement des stratégies centrées sur l’apprenant en classe. Ils s’en remettent alors davantage à l’apprentissage par cœur, qui conduit à un apprentissage superficiel des concepts importants.

Nous pensons que, dans des contextes multilingues, le mélange des langues en classe doit être accepté, renforcé et adopté au moins à l’école primaire, afin que les enfants puissent compter sur de multiples ressources linguistiques pour renforcer leurs aptitudes en lecture et en compréhension orale, des compétences essentielles pour favoriser l’apprentissage dans toutes les disciplines scolaires et mieux comprendre les concepts. Cela est d’autant plus important dans des contextes où le vecteur officiel d’enseignement n’est pas la langue que la majorité des élèves parlent à la maison. 

Il est essentiel de proposer aux enseignants des formations qui leur montrent comment intégrer efficacement des méthodes multilingues à la préparation, à l’organisation et à la structuration des leçons, afin de passer d’une langue à l’autre à des moments particuliers du cours et des activités en classe. Ainsi, l’apprentissage des élèves peut être mieux accompagné, l’apprentissage de langues peut se faire selon des stratégies d’étayage et les concepts clés peuvent être mieux compris.

La continuité du projet est également assurée par des vidéos tournées dans la classe de trois des enseignants, qui présentent différentes manières de favoriser une culture multilingue en classe. Ces films sont disponibles sur le site Internet du projet MultiLiLa. Ils sont accompagnés de courts commentaires qui soulignent leurs principales caractéristiques. Ces ressources donnent un aperçu utile de la réalité en classe et montrent comment diverses langues peuvent être utilisées pour favoriser l’apprentissage.  

* Le consortium de partenaires MultiLiLa regroupait l’Université de Reading (Royaume-Uni), l’Université d’anglais et de langues étrangères (Hyderabad), l’Université Jawaharlal Nehru (Delhi), l’Institut national de la santé mentale et des neurosciences (Bangalore) et le British Council (Inde). 

Références

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